Ce que je pense est que la situation de l’État de droit devient préoccupante lorsque deux hauts responsables du Parlement (Assemblée nationale et Sénat) se contredisent sur l’interprétation et la compréhension d’un article de la Constitution qui est la loi suprême du pays. Cela est d’autant plus grave lorsque cette contradiction se passe en plénière et en direct à la télévision nationale, même si l’intervention du président du sénat a précédé de quelques mois celle du président de l’assemblée nationale. Cela devient dramatique lorsque l’article à controverse est un pilier de la crédibilité de la Constitution en termes d’application de cette dernière. En effet, en décembre 2021, l’honorable Bahati, au grand étonnement de la majeure partie de la population congolaise, a dit clairement que l’Arrêt de la Cour constitutionnelle prononcé le 15 novembre 2021 sur le dossier Bukanga-Lonzo ne pouvait pas être appliqué par le Sénat. Il rajoute, ce qui est grave, que la Haute Cour a mal interprété l’article 164 de la Constitution, remettant en cause publiquement la compétence de celle-ci. Par contre, le Président de l’assemblée nationale Christophe Mboso, lors d’une intervention en plénière de l’honorable Daniel Nsafu qui remettait en cause une décision de la Cour constitutionnelle en rapport avec les élections présidentielles de 2018, est intervenu le 24 avril dernier pour rappeler à ce dernier que les arrêts de cette Cour sont non négociables, et s’appliquent à tous dans l’immédiat. Ce qui est du reste vrai et conforme à l’article 168, alinéa 1 de la Constitution.
Ce que je pense est que ce type de contradictions au sommet cache très mal la collusion de grandes des institutions qui symbolisent le pouvoir dans un pays. Il démontre à suffisance que le pouvoir législatif s’ingère dans la gestion du pouvoir judiciaire. Il trahit la main invisible du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire ; ce qui remet en cause le principe sacro-saint de la séparation des pouvoirs. Élaborée par Locke et Montesquieu au 17ème siècle, la théorie de la séparation des pouvoirs vise à séparer les différentes fonctions de l’État afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice des missions souveraines. S’agissant du dossier Bukanga-Lonzo, la Cour constitutionnelle a conclu que les poursuites judiciaires engagées contre le sénateur Matata n’étaient pas conformes à la Constitution. Or, l’article 168, alinéa 2 de la Constitution dit clairement que les actes non conformes à la Constitution sont nuls de plein droit. Comment alors le Président du Sénat, pouvait-il soutenir devant l’hémicycle qu’une décision de la Cour constitutionnelle ne concernait pas le Sénat ? Selon les professionnels de droit, un tel acte est qualifié de rébellion et mérite d’être sanctionné. Malheureusement, la Cour constitutionnelle est restée silencieuse face à cette remise en cause flagrante de ses compétences et attributions. La Cour de cassation, bien que saisie par un indépendant, est restée aussi indifférente face à ce dérapage juridique.
Ce que je pense est que le silence de toutes les institutions républicaines sur la rébellion du Président du Sénat face à l’arrêt RP 0001 de la Haute Cour est coupable. La Présidence de la République se devait de rappeler au Président de la Chambre haute du Parlement que les arrêts de la Cour ne sont pas négociables. En outre, elle devait lui dire que seule la Cour constitutionnelle est compétente pour interpréter les articles de la Constitution. Enfin, elle devait lui demander de s’excuser publiquement. La Cour constitutionnelle, bien qu’astreinte à l’obligation du silence au regard de son rôle éminemment politique sur notamment l’interprétation des articles de la Constitution, se devait de montrer au Président du Sénat la gravité de son dérapage juridique et lui demander de faire amende honorable rapidement afin d’éviter une jurisprudence qui pourrait s’avérer préjudiciable à l’ensemble de la République, surtout lors de la publication des résultats électoraux de 2023. Enfin, la Cour de cassation se devait d’interpeller le Président du Sénat pour motif de rébellion. Malheureusement, la plainte introduite auprès de cette Cour par un congolais soucieux de l’application du bon droit est restée lettre morte.
Ce que je pense est que les mêmes causes entrainent toujours les mêmes effets, toutes choses restant égales par ailleurs. Si hier, la RDC a été reprise sur la liste des pays où l’État de droit est loin d’exister, c’est notamment à cause de l’application sélective des articles de la Constitution et des lois de la République. Si la RDC est classée parmi les derniers pays du monde en ce qui concerne le climat des affaires, c’est notamment à cause de la faible qualité de la gouvernance juridique et judiciaire. Si les hommes d’affaires sérieux ne sont pas intéressés à investir dans notre pays, c’est notamment à cause de ces signaux diffus d’incertitude reçus des instances à la fois politiques, juridiques et judiciaires. Et cette attitude des investisseurs demeurera inchangée en dépit de campagnes dilapidant l’argent public pour promouvoir le climat des affaires. Si la RDC veut réellement rejoindre un jour la famille des États de droit, elle se doit de promouvoir la gouvernance juridique et judiciaire au niveau de toutes ses institutions. Aucune institution, soit-elle la chambre haute, ne doit être au-dessus de la loi. Sinon, cela reviendrait à chercher une chose et son contraire.
Kinshasa, le 26 avril 2022